09 Fév On n’y voit rien Daniel Arasse (2/2)
IV La toison de Madeleine
Ce texte est assez déconcertant par rapport au reste du livre. Dans chaque section l’auteur étudie un tableau, sauf dans celui-ci.
Ici il étudie un élément pictural : les cheveux de Madeleine.
L’auteur commence par montrer la différence entre des cheveux et des poils avec humour.
Puis il montre le sujet de ce passage : « De toute façon se sont ses cheveux (à Madeleine) qui comptent. Personne n’a jamais vu sa toison et personne ne la verra jamais. […] moi je suis sûr que si elle a les cheveux aussi long c’est pour détourner l’attention. Si elle les montre, si elle les étale, les dénoue, les exhibe, c’est pour mieux cacher ses poils. »
L’auteur veut comprendre le rôle de la chevelure de Madeleine. Il y répond déjà en montrant un jeu entre les cheveux et les poils puisque les premiers sont censés cacher et faire oublier les seconds.
Les cheveux sont l’attribut particulier de Madeleine, c’est à ça qu’on la reconnaît.
Elle peut avoir d’autres choses associées comme des miroirs, des bijoux ou du parfum mais son principal accessoire reste sa chevelure. Elle représente « son image de femme, la manifestation de son corps femelle. »
Il se demande ensuite comment ses cheveux sont devenus ce qui la représente.
Il explique même que sans eux elle n’existerait pas puisqu’elle n’a jamais existé.
Madeleine est une création.
Elle provient de la synthèse de trois femmes :
– Il y a la prostituée de Naïm, qui a nettoyé les pieds de Jésus et qui les a séchés avec ses cheveux.
– Puis, une femme appelée Marie, surnommée Madeleine parce qu’elle venait de Magdale, dont Jésus a chassé les sept démons.
– Enfin, Marie, la soeur de Marthe.
Quand on mélange les trois ça fait Marie-Madeleine. Mais pourquoi avoir gardé les cheveux alors qu’on en parle que pour une seule ?
Savoir comment elle a été créée n’explique pas le pourquoi :
« Ce n’est pas parce qu’on a compris comment Madeleine a été inventée qu’on a compris pourquoi on l’a inventé ! Ni pourquoi ses cheveux jouent un rôle pareil dans cette invention. »
Pour bien comprendre l’importance de cette phrase, il faut se rappeler qu’on n’est pas seulement dans un passage sur Madeleine, mais aussi dans un livre parlant de peinture.
Ces réflexions doivent être celles qu’on a devant un tableau.
Pourquoi cette chose est sur le tableau? Si l’artiste l’a mise c’est qu’il y a une raison. Pourquoi il l’a représentée ainsi ? S’il l’a peinte de telle manière plutôt qu’une autre c’est qu’il y a une signification.
On peut alors supposer que tout ce passage provient des idées que l’auteur a eu en regardant les peintures où ce personnage apparaît.
Le rapprochement avec la peinture est confirmé par ce qui suit. L’auteur explique que le mélange des trois femmes s’appelle en littérature une condensation. En peinture il s’agit d’une figure composite. Les deux servent à dire quelque chose d’interdit sans se faire censurer.
Mais toujours la même question, pourquoi inventer le personnage de Madeleine ? L’auteur y répond en créant une trinité féminine.
Il y a d’un côté Marie, la Vierge, la femme parfaite et de l’autre Eve qui a cédé à la tentation et qui a tenté Adam. Madeleine est entre les deux. C’est celle qui est passée de prostituée à sainte. Elle est différente des deux autres mais elle a aussi des points communs. Comme Eve elle est tentatrice, mais elle a aussi un grand cœur et c’est à elle qu’apparait Jésus après sa résurrection, ce qui l’a rapproche de Marie. C’est elle qui montre le chemin aux filles d’Eve pour être celle de Marie, elle symbolise le passage de l’impur au pur.
L’auteur rappelle ensuite une chose essentielle : les cheveux de Madeleine n’existent qu’en peinture.
Il continue de chercher leurs significations.
D’abord ses cheveux dénoués rappellent qu’elle les a utilisés pour nettoyer les pieds de Jésus. Elle les laisse détachés en souvenir de cela. Lorsqu’elle est en pénitence dans le désert ils poussent jusqu’à ses pieds.
Ses cheveux défaits représentent donc sa conversion.
Mais à l’époque, dénouer ses cheveux se faisait dans l’intimité. Sortir comme cela signifiait avoir une vie « désordonnée ». Seules les filles vierges pouvaient le faire sans que cela ne choque. Mais Madeleine ne l’était pas.
Ainsi ses cheveux détachés rappellent aussi sa vie de prostituée.
Ses cheveux mêlent deux significations : ses pêchés et leur rejet par la conversion.
La symbolique de Madeleine et de ses cheveux fait d’elle le modèle de toutes les femmes.
Mais « il n’y a pas que les femmes qui regardent les images de Madeleine et ce n’est pas seulement pour elles qu’elles sont peintes, surtout certaines. »
L’auteur pense alors au public concerné par les tableaux. Certains seraient destinés aux hommes. Notamment ceux la présentant comme une femme érotique : « surtout quand elle est au désert et qu’elle fait semblant de croire que personne ne la regarde : quand elle est toute nue sous ses cheveux, ils servent à deviner ce qu’on ne voit pas. »
Cette phrase contient plusieurs idées.
La première consiste à dire qu’elle sait très bien que des spectateurs vont la regarder mais elle fait comme si ce n’était pas le cas. Elle agit alors naturellement, comme si elle était seule, transformant ainsi le spectateur en voyeur.
La deuxième est que dans le désert ses cheveux font office de vêtement, ou plutôt de lingerie. Cacher ses parties revient à faire travailler l’imagination de celui qui regarde. Marie-Madeleine se transforme alors en objet de fantasme.
Cela crée un paradoxe : elle n’a jamais été aussi désirable que lorsqu’elle est en pénitence.
Vous vous souvenez quand on rapproché les réflexions sur le comment et le pourquoi de Madeleine au questionnement qu’on devait avoir face à un tableau ?
Oui, et bien c’était une idée comme ça. On pourrait dire une extrapolation.
Mais elle est confirmée par ce passage :
« Tout ça, c’était pour dire qu’on devrait toujours se demander pourquoi un peintre a envie de devenir peintre, de quoi il a envie quand il peint, comment on voit ses envies dans ses peintures. »
Et la censure alors ? Qu’est-ce qui est interdit de montrer pour Madeleine ? Sa toison pardi !
Puisqu’on ne peut pas la représenter on la remplace par un élément qui lui ressemble. C’est pour cela qu’au début du texte il y avait cette étrange réflexion sur ce qui distingue le cheveu du poil. Du coup les poils sont cachés par d’autres plus longs.
Jésus, lorsqu’elle lui a lavé les pieds, a transformé « sa toison de putain en chevelure de sainte. » Plus personne ne verra cette toison qui a tenté d’hommes. A la place ils verront ses cheveux.
V La femme dans le coffre
Le texte présenté sous forme de dialogue parle de la Vénus d’Urbin de Titien.
Dès le début un des protagonistes exprime sont point de vue : la Vénus est une pin-up « censée exciter l’homme qui la regarde, une image de femme objet sexuel ». « Cette femme nue, allongée sur un lit, qui nous regarde en se caressant le sexe, vous ne me direz pas qu’elle ne lance pas une invitation sexuelle. » Il répète que c’est une pin-up tout le long du texte.
En disant que c’est une pin-up il n’analyse pas le tableau, il dit juste à quoi sert la Vénus.
Son interlocuteur est contre cette idée car si la Vénus est excitante sexuellement, elle ne sert pas de substitut comme le fait la pin-up.
La Vénus a un geste particulier. Avec sa main gauche elle caresse son sexe ce qui même à l’époque du peintre était à la limite de la pornographie.
Il y ensuite un débat sur la symbolique des objets du tableau.
Ces derniers peuvent représenter le mariage. Les coffres feraient référence à la dot en lingerie que la femme emmènera chez son amant. Le chien symboliserait la fidélité.
Mais les coffres peuvent être de simples coffres et le chien n’est pas forcément un signe de fidélité conjugale comme on peut le voir dans un autre tableau de Titien, Danaé.
Le personnage critique alors l’iconographie en disant que le sens n’est pas forcément clair.
Cependant, l’autre personnage fait la différence entre le détail et l’ensemble du tableau :
« Pris isolément, chaque objet ne possède pas en lui-même, un sens clair et incontestable. D’accord. Mais le rapprochement de ces objets tisse un contexte qui les rend moins ambigus, un réseau dont la cohérence est celui d’une allusion matrimoniale. »
Ainsi chaque élément pris séparément peut direune chose et son contraire. Mais pris ensemble, ils font sens.
L’autre rappelle le contexte de la commande : le tableau n’a pas été peint pour le mariage du client, Guidobaldo.
Ce à quoi l’autre répond que l’imagerie est celle d’un tableau matrimonial mais le peintre l’a traité de manière à ce qu’il devienne autre chose. Vénus nue est ainsi devenue « un grand fétiche érotique ».
L’autre n’est pas d’accord et répète les propos de Gombrich : « un tableau n’a pas plusieurs significations mais une seule ; c’est sa signification dominante, sa signification voulue ou son intention principale. Le reste n’est que surinterprétation. »
Le deuxième personnage demande alors pourquoi Manet est allé chercher ce tableau pour peindre Olympia, qu’est-ce qu’il a pu y voir qui l’a intéressé.
Pour trouver la réponse il dit ce qu’il va faire : « Je voudrais essayer de regarder le tableau. Oublier l’iconographie. Comprendre comment il fonctionne. »
Le fait que regarder soit en italique montre l’importance de ce mot. Il ne s’agit pas d’un acte passif, de simplement voir. Il s’agit d’analyser pour comprendre. C’est pour cela qu’il veut connaître le fonctionnement du tableau.
Cette phrase de l’auteur peut résumer ce que doit faire celui qui s’intéresse à l’art. Il doit se concentrer sur le tableau, comprendre comment il est construit, comprendre ses particularités, pourquoi l’artiste a fait ses choix et alors il comprendra le sens du tableau.
Ce même personnage pointe une invraisemblance de l’histoire de l’art. Il montre le fait qu’on n’étudie pas comment des peintres ont repris des œuvres antérieures. Si l’art a une histoire c’est notamment grâce au regard que des artistes ont eu sur des œuvres passées et sur la façon dont ils se les sont appropriées.
Ne pas chercher dans un ancien tableau ce qui a intéressé un artiste récent revient à renoncer à la partie artistique de l’histoire de l’art.
L’autre explique que de toute façon Manet a vu comme lui, il a vu Vénus comme une pin up puisqu’il a fait une « prostituée attendant son client ».
Le deuxième réplique : « Encore de l’iconographie ! Moi, je vous parle de composition, d’espace, des relations entre la figure et le fond, entre la figure et nous, ses spectateurs ! »
Il donne ici la démarche qu’il fait lorsqu’il souhaite comprendre une œuvre. Il étudie l’agencement des personnages, comment est construit le décor, où se situent les personnages par rapport au reste du décor et à nous, s’ils sont plus proches du spectateur ou du reste de la scène.
C’est pour cela qu’il se demande comment on passe du lit à la salle de fond et qu’il s’interroge sur le pan de peinture noire derrière Vénus.
Il y a ensuite une discussion par rapport à Panofsky. Celui qui défend l’idée de la pin-up explique les propos de ce critique: « Avant même d’avoir commencé, toute description doit transformer les éléments purement formels du tableau en symboles de quelque chose de représenter ».
Ce à quoi l’autre répond : « Je dis que, dans certains cas – et la Vénus D’Urbin est un bel exemple- cette identification immédiate, préalable à toute analyse, d’éléments formels à des objets précis, qu’on se dépêche de nommer, empêche de comprendre le travail du peintre et, finalement, fait passé à côté du tableau. »
Il explique ce qu’il ne faut pas faire pour analyser un tableau. Il ne faut pas prendre chaque chose, chaque personnage et leur donner une symbolique puis analyser le tableau à partir de ces éléments. En procédant ainsi ont peut rater l’idée que le peintre a donné à son œuvre.
Il revient au pan de peinture noire. Il ne peut pas s’agir d’un rideau puisqu’il n’y a pas de pli, ni d’un mur parce qu’un mur à cet endroit dans un palais vénitien est incohérent. Il s’agit donc d’un écran, « un écran de représentation pour la figure. » Ainsi les bords ne sont pas des bords de rideau ou de mur mais de simples bords. Ils ne représentent rien mais ils ont une fonction : « Ils se contentent de fixer les limites entre les deux lieux du tableau : le lit avec la femme nue et la salle avec les servantes. »
Le pan de peinture noir sert à unir deux lieux différents dans un même tableau.
L’autre est contre cette idée. Il montre que le peintre a porté une attention particulière à la perspective géométrique notamment avec le dallage.
Le premier répond que la perspective se limite à salle, le lit n’est pas compris dedans. La perspective permet une « unité mentale » c’est-à-dire qu’elle permet d’unir deux espaces différents sans que cela choque le spectateur. Mais la perspective géographique se limite au fond du tableau.
Il explique que la construction du tableau, avec le point de fuite et le point de distance, fait que nous avons une position face à Vénus qui est similaire à celle de la servante face au coffre. Il parle ensuite des cassoni, des coffres de mariages dans lesquels une femme nue été peinte sur le couvercle, en expliquant que le peintre a pu s’en servir comme modèle. Mais il explique qu’il utilise ses références pour certifier ses dires et qu’il peut s’en passer car « C’est dans le tableau que ça se passe. »
Les coffres rappellent les courbes de Vénus par leurs « courbes convexes » mais aussi parce qu’ils contiennent ses vêtements.
Ainsi ce n’est pas le premier tableau de femme nue mais le premier tableau de femme déshabillée.
Elle le sait et « ne connaît pas ce sentiment de honte qui fait toute la différence entre la nudité d’avant et celle d’après le Péché originel ».
Il s’intéresse ensuite à la main gauche de Vénus. Il la compare à la Vénus de Dresde. Le geste veut tout dire par rapport à l’attitude de la femme : « Chez Giorgione, elle dort. Son geste est inconscient. Elle rêve peut-être. Ici, elle est bien éveillée ; elle sait ce qu’elle fait et elle nous regarde. » Si elle se touche c’est donc dans l’attente de l’être voire plus.
Il y a un jeu entre le voir et le toucher : « Donc, ce tableau qui nous invite à toucher cette femme nue nous maintient aussi en position de devoir seulement regarder. » En touchant on s’approche et donc on ne voit plus et quand on recule on voit mais on ne peut plus toucher. Mais de toute façon on ne peut pas toucher puisqu’il s’agit d’un tableau et on passerait pour un fou.
C’est ce jeu qui fait que le tableau est « exceptionnel ». « Il met en scène ce qui a constitué l’érotique même de la peinture classique ». Le peintre met en scène cet érotisme inventait par Alberti à travers la figure de Narcisse. Celui-ci « est sans cesse pris entre le désir de l’embrasser, cette image, et la nécessité de se tenir à distance pour pouvoir la voir. »
Le toucher et la vue sont deux éléments qu’on retrouve partout dans le tableau : « La servante agenouillée touche mais n’y voit rien, nous voyons mais nous ne pouvons pas toucher et, pourtant, la figure nous voit et se touche ».
Mais la question du lieu où se trouve Vénus n’est pas résolue. Où est-elle si elle n’est pas dans le palais ? Elle n’est pas vraiment dans l’espace du tableau. Celui-ci est défini par la perspective or le lit n’en fait pas partie.
Vénus occupe un point entre deux espaces : celui fictif du palais avec les servantes et le notre réel, dans lequel le spectateur regarde le tableau.
Ainsi Vénus nous regarde « depuis la surface du tableau ». C’est ce que Manet a vu. Il se l’est approprié en supprimant la perspective pour que tout regarde le spectateur, la femme, la servante et le chat. Ce « face-à-face de la peinture et de ses spectateurs » est ce que Michael Fried appelle le « facingness » et c’est ce qui constitue la naissance de la modernité.
Ce qui est intéressant dans ce texte c’est que l’auteur livre sa méthode d’analyse pour une peinture. Il ne faut pas s’arrêter sur chaque chose pour trouver sa symbolique.
Il faut étudier comment le tableau est construit : où et comment sont situés les personnages par rapport au spectateur et par rapport au reste du tableau ? Est-ce qu’il y a de la perspective ? Des lignes qui se dégagent ?
Une fois que c’est fait, il faut se demander pourquoi l’artiste a fait ce choix, notamment si on s’aperçoit que des éléments posent problème. Dans ce tableau il y deux exemples : le pan de couleur noir, qu’est-ce que c’est et à quoi il sert ? La main de la femme, son geste peut être interprété par rapport à son attitude, si elle le fait c’est qu’il y a un but, alors lequel?
Il faut donc se poser des questions, surtout sur ce qui semble étrange, puis y répondre en analysant le tableau. Tout est dedans il ne faut pas aller chercher de sources extérieures, ou si on le fait c’est pour confirmer ce qu’on a déduit à partir de l’œuvre.
VI L’œil du maître
L’auteur parle des Ménines de Velasquez dans un monologue à la seconde personne.
L’auteur explique que Foucault a démocratisé le tableau en l’analysant à partir de son exposition dans un musée, c’est-à-dire en le percevant comme on l’a donné à voir.
L’auteur veut confronter l’analyse de Foucault au contexte historique de la création du tableau.
Il commence par rappeler qu’il s’agit d’une commande royale. C’est Philippe IV qui le demande au peintre. Initialement il était intitulé Le tableau de la Famille. Cela montre donc que son thème était la famille royale.
Il explique ensuite que le reflet dans le miroir qui a suscité tant de réflexions sur ce tableau avait originellement pour but d’être le point culminant d’un capricho, c’est-à-dire d’ « une œuvre de fantaisie », à la gloire du roi.
En esquissant un double portrait royal dans le miroir, Vélasquez a écrit un récit dont à l’époque tout le monde savait qu’il était fictif. Ce texte, l’auteur nous le résume ainsi : « Alors que le peintre peignait dans son atelier le double portrait du roi et de la reine, l’infante Marguerite est descendue voir ses parents, accompagnée de ses suivantes. C’est ce moment, familial et privé, que le peintre a peint et met devant nos yeux. »
Mais des gens ont fait l’erreur de croire que c’était vrai. A la cour, tout le monde savait qu’il s’agissait d’une fiction, qu’il s’agissait d’une situation imaginée par le peintre. Il s’agit donc d’une « fiction rendant hommage au roi ».
Il y a deux raisons qui montrent que c’est impossible. La première : Si Philippe IV avait voulu un double portrait il aurait commandé deux portraits en pendant. La seconde : « un modèle royal ne posait jamais longtemps devant le peintre. Le portrait était réalisé en l’absence du modèle, à partir d’esquisses préparatoires ».
L’auteur rappelle que le tableau avait un caractère privé et qu’il était installé dans une pièce privée du roi. Ainsi ce miroir présent dans le tableau fait du roi un être « omnivoyant ». Le roi regarde en effet depuis la pièce dans laquelle il est et depuis le fond du tableau. Et « les regards qui sortent du tableau », c’est-à-dire le regard des personnages peints sont tournés vers lui. Il s’agit donc d’une grande idée de courtisan.
L’auteur distingue deux visions de l’artiste :
– Soit on estime qu’ils se contentent de peindre, sans penser, en se concentrant uniquement sur la forme ;
– Soit on estime qu’ils pensent et « que leur pensée s’offre à déchiffrer à travers la façon dont ils mettent en œuvre, dans leurs œuvres, les divers sujets qu’ils peignent, qu’on leur donne à peindre. »
Evidemment l’auteur se positionne du côté du second.
L’idée de « concetto courtisan » est confirmée par la perspective du tableau qui indique que le roi est le seul à « posséder ce regard absolu ».
Le point de fuite de la perspective, qui correspond à l’endroit d’où le spectateur doit regarder l’œuvre, se trouve dans l’avant-bras du Vélasquez bis, José Nietro (à droite du miroir, sur les marches). On n’est donc pas en face du miroir mais plus à droite en face de la porte. Cela signifie que si les personnages peints regardent le roi (situé hors du tableau) elles ne nous regardent pas. Il remarque aussi que le point de fuite est situé au même niveau que le regard du roi. Ainsi le tableau est construit par rapport au regard du roi. Une constatation s’impose : « Personne ne partage le regard royal, son horizon. Personne sauf nous, spectateurs. Mais, placés comme nous le sommes, face au coude du Velasquez bis, nous ne croisons pas ce regard ; il faudrait pour cela que, depuis le miroir, le roi daignât tourner son regard vers nous ». On peut donc voir une supériorité du roi par rapport au spectateur.
Il se rend compte que ses conclusions ne sont pas les mêmes que celles de Foucault. Il n’en conclue pas que celles de Foucault sont fausses.
Il pose donc le problème de la réception : « le dispositif du tableau peut produire un effet de sens spécifique dès lors que ses conditions de réception ont radicalement changé. » Ainsi la différence d’interprétation vient du fait que l’auteur a restitué l’œuvre dans le cabinet privé du roi alors que Foucault l’a étudiée à partir de son exposition dans un musée.
L’auteur fait remarquer quelque chose : les conditions d’exposition modifient la compréhension d’une œuvre.
Pour ce tableau le sens s’est même inversé. Le peintre voulait présenter discrètement le roi comme « sujet absolu ». Mais Foucault, lui, voit une « élision du sujet ». Il faut donc comprendre d’où vient se renversement.
Il formule précisément la question : « comment le dispositif mis au point par Vélasquez contenait-il, en puissance, l’effet que Foucault a mis au jour au prix d’un anachronisme délibéré et au déni de ce que pouvait chercher le peintre courtisan ? »
Pour répondre à cette question il reprend l’histoire que le peintre a racontée par rapport au tableau. Celle citée plus haut. Il arrive petit-à-petit à la formulation suivante : « il a représenté les conditions de la représentation ». (Il a peint ce qu’il s’est passé quand il peignait le roi et la reine).
« En faisant glisser l’attention de l’objet représenté (dans la fiction narrative, le roi et la reine) aux conditions de sa représentation, le dispositif de Vélasquez a eu pour effet de rendre incertain l’objet même de la représentation : sa présence objective – sa présence d’objet donné dans l’expérience – ne peut plus être certifiée. »
Dans son texte, le peintre explique qu’il peignait d’abord le roi et la reine (objet représenté) puis il représenté l’infante Marguerite descendue avec ses suivantes pour voir ses parents (conditions de la représentation). Mais en faisant cela on n’est pas sûr que les personnages soient vraiment présents quand Vélasquez peignait. Mais le double portrait n’existait pas, c’est pour cela que cette scène était vue comme une fiction. Le reflet du miroir est donc un « pseudo-reflet », il ne reflète pas un élément qui s’est vraiment passé. Ainsi la présence du roi organise le tableau alors que la présence du roi et de la reine face à ce miroir est impossible à certifier.
Mais cette conclusion ne le satisfait pas totalement. D’un côté elle s’accorde bien au côté historique à travers le thème du « mystère de l’être royal » (tenant à la fois de l’humain et du divin).
Cela lui fait penser à ses lectures de Kant, ce qui place le peintre comme précurseur du philosophe, ce qui n’est pas cohérent.
Cependant, il continue dans cette direction et se rend compte que sa description fait du roi « l’objet transcendantale » (expression de Kant) du tableau. L’auteur reprend cette expression pour parler du tableau : « un ensemble de personnages divers dont la présence est manifestement organisée en fonction d’un « objet » le roi et la reine, dont la présence objective est insaisissable. » Cela reprend ce qu’on disait : Vélasquez organise son tableau par rapport aux figures du roi et de la reine, présentes dans le tableau, mais nous ne pouvons pas certifier leur présence physique devant le peintre.
En disant cela il en fait un « tableau kantien » ce qui est un anachronisme pire que celui de Foucault. Mais il persévère. Il explique que Kant avait pour objectif de « prendre l’objet » dans deux sens, « comme phénomène et comme chose en soi », pour fonder une métaphysique. Vélasquez lui prend le roi comme phénomène, c’est à dire comme être réel en le peignant, et comme « chose en soi », « insaisissable dans le visible », car le roi n’est pas physiquement en face du miroir. Celui-ci représente un être qui n’est pas devant lui.
A partir de ses connaissances sur Kant, l’auteur fait de ce tableau une métaphysique de la royauté.
Cela lui rappelle alors deux choses, la phrase de Paul : « Nous voyons [Dieu] dans un miroir, en énigme », et la vision de l’époque du roi qui tient à la fois du mortel et du divin.
A la lumière de ces éléments, le miroir suggérerait le mystère de la nature divine du roi.
Cependant cette interprétation ne lui convient toujours pas. Il se rappelle qu’il s’agit d’un « capricho », d’un tableau qui se permet d’être un peu fantaisiste puisqu’il s’agit d’une commande du roi pour un endroit privé. Alors pourquoi une allusion au double corps du roi (humain/divin) qui conviendrait mieux à un tableau officiel ?
Il repense alors au travail de Manuela Mena Marques, conservatrice du Prado, musée qui détient le tableau. Elle montre que sur le même tableau il y a eu deux versions différentes du Tableau de la famille.
La première correspond à un tableau officiel et public. Dans celui-ci le peintre et son chevet sont absents. Cette première intension vient du contexte historique : l’Espagne est en guerre avec la France et n’a toujours pas d’héritier mâle. Philippe IV décide donc d’accepter le mariage de sa fille aînée avec Louis XIV et de désigner Marguerite comme héritière du trône. Le tableau devient alors une « allégorie de la monarchie » et il faut interpréter tous les éléments, les gestes des suivantes et les thèmes des autres tableaux, dans ce sens. Le roi apparaissait alors au centre de la composition (le tableau aurait été raccourci sur la gauche). Pourquoi avoir mis l’image du roi dans un reflet de miroir et pas dans un simple portrait ? Pour donner au roi un « mystérieux prestige ».
Mais la naissance de Felipe Prospero fait de lui l’héritier du trône. Le tableau perd alors son sens et sa fonction. Le peintre le retouchera donc pour en faire un tableau privé.
C’est là que Vélasquez se représente dans le tableau, portant la croix rouge de l’ordre de Santiago. Evidemment ce changement a été autorisé par le roi, il lui a permis de se présenter à côté de lui. En faisant cela le peintre célèbre sa gloire mais aussi celle de la peinture. Il montre la reconnaissance et le prestige de cet art.
Son attitude montre la noblesse de la peinture qui vient du fait que « la main démontre l’idée ». Le peintre n’est pas une personne qui ne s’occupe que de la forme. C’est un artiste qui fait des choix et chacun d’eux exprime l’idée qu’il veut transmettre.
Le Vélasquez peint est dans ce moment entre l’imagination et la création, il prépare le tableau dans sa tête : « Dans les Ménines, son attitude est explicite : prenant distance par rapport à sa toile, il fait une pause dans son activité manuelle mais travaille « en esprit » et prépare mentalement ce que la main va peindre. »
Le geste du peintre, la main en suspens, qui s’apprête à peindre l’idée de l’artiste rappelle un article à l’auteur. Celui de John Moffitt, dans la revue Art History, dans lequel il rapproche le geste de la main de Vélasquez de l’illustration finale des Dialogos de la pintura de Carducho. Sous cette illustration un texte explique que la toile blanche peut à la fin ressembler à une multitude de tableaux différents. Il n’y a que le pinceau qui peut transformer ce qui est « en puissance », c’est-à-dire les tableaux latents en acte. C’est ça qui est présenté dans les Ménines. Vélasquez est dans le moment entre les deux. Nous, spectateurs, voyons uniquement le dos d’une toile blanche. Nous ne voyons pas l’autre côté, le tableau en puissance que conçoit le peintre.
Dans ce monologue, les pensées de l’auteur s’enchainent. Nous voyons toutes les pensées, les réflexions, qui viennent à l’esprit de Daniel Arasse quand il est face à ce tableau.
Nous comprenons surtout que l‘interprétation d’une peinture peut changer selon le lieu d’exposition et la façon dont elle est exposée.
Conclusion
L’auteur nous a fait voir plusieurs tableaux et a proposé ses analyses.
A travers ses récits il nous a donné des pistes pour mieux comprendre les peintures :
– Voir s’il y a une anomalie (un élément qui contraste dans le tableau).
– Comprendre pourquoi il y est.
– Trouver une explication en se focalisant sur le tableau et pas sur des éléments extérieurs. Les réponses sont dans l’œuvre.
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